De plus en plus d’initiatives réservées aux personnes victimes de discriminations s’organisent en optant pour la non-mixité comme mode de lutte antiraciste. Un principe qui fait débat.
À la tombée de la nuit, elles sont une dizaine à avoir poussé les portes de l’Institut d’études politiques de Paris pour échanger autour du « racisme médical ». Toutes femmes, toutes françaises, toutes racisées (noires, maghrébines ou encore asiatiques). Elles se sont installées dans une salle de cours réservée pour l’occasion, et dans laquelle elles ont pu rencontrer Laura Nsafou et Diariatou Kebe, auteures de livres sur la représentation des femmes noires, invitées à modérer le débat. Quelques semaines auparavant, cette fois à l’université Paris VIII, c’est un groupe d’étudiants qui lançait le cycle de conférences « Paroles non blanches », une série de rencontres autour des questions de race.
Ces dernières années, les évènements dits « non-mixtes » se sont multipliés. On les présente comme des espaces safe où la parole est libérée entre individus partageant leurs expériences loin du regard des dominants. Plutôt bienveillant pour les communautés en question, le principe fait débat ailleurs.
Dernier exemple en date, le festival Nyansapo du collectif afro-féministe Mwasi, en juillet. Ces trois journées de réflexion autour du féminisme noir avaient failli être interdites par la mairie de Paris à cause de ses groupes de discussions non-mixtes, pourtant prévus dans des espaces privés. Citons aussi le décrié camp d’été décolonial réservé aux « personnes subissant à titre personnel le racisme d’État », dont la deuxième édition qui débute ce samedi 12 août a déjà (re)commencé à faire couler beaucoup d’encre.
Qu’ils soient réservés aux femmes – comme les commissions non-mixtes de Nuit Debout – ou aux personnes dites racisées sans distinction de genre, ces évènements entendent donner la parole aux minorités directement concernées par les discriminations. Une idée loin d’être nouvelle.
La lutte des opprimés pour les opprimés
Les premières réunions en non-mixité ont vu le jour aux États-Unis, pensées par le mouvement des droits civiques américain comme prolongation de la théorie de l‘auto-émancipation soit la lutte des opprimés pour les opprimés. Afin d’organiser le mouvement afro-américain, certains militants, à l’instar de Stokely Carmichel, initiateur du « Black Power », prônent alors de se rassembler entre dominés. Et de laisser à leurs compagnons de lutte blancs, eux en position de dominants, parler de la lutte contre le racisme à leurs pairs.
La non-mixité militante est ensuite importée en France une décennie plus tard par le Mouvement de libération des femmes, dont la chercheure Christine Delphy est l’une des membres. « Si vous faites un groupe mixte, la parole des dominés va être remise en cause ou a minima modérée par le dominant qui va tenter d’expliquer la situation, de l’éclairer par sa raison comme un maître école », explique la féministe à Mashable FR. « Et quand bien même il admet qu’il y a une domination générale, il n’en connaît pas lui-même l’expérience. »
« Imaginerait-on des patrons s’immiscer dans un syndicat ? »
Du côté des jeunes femmes rassemblées à Sciences Po, les vertus de la non-mixité ont payé puisque les langues ont progressivement fini par se délier au cours de la soirée. Pendant près d’une heure et demi, les participantes sont revenues, tour à tour, sur leur expérience du racisme dans le milieu médical : hypersexualisation des corps non-blancs, mépris des parents illettrés, islamophobie à peine dissimulée… La réunion a également permis d’aborder la question du syndrome méditerranéen, ce comportement qu’ont certains médecins qui tendent à accuser leurs patients d’exagérer leurs douleurs en raison de leur origine. Ou l’histoire du « protocole de terme ethnique » au nom duquel étaient pratiquées, au cours des années 1980 et 1990, des césariennes sur des femmes immigrées africaines dont le bassin était jugé trop étroit pour leur permettre d’accoucher naturellement.
Se protéger contre les accusations de victimisation et les réactions paternalistes
En plus d’encourager le partage d’expériences perçues comme humiliantes, les réunions non-mixtes permettraient aussi aux participants de s’affranchir de l’influence que l’opinion dominante peut exercer. « Les Blancs jouissent encore d’un certain prestige qui peut amener certains à se dire encore aujourd’hui inconsciemment qu’ils savent mieux que les autres », explique Christine Delphy. « Tout comme beaucoup de femmes qui ont intériorisé qu’elles n’avaient pas les mêmes droits et les mêmes capacités que les hommes. »
En résumé, rassemblés dans la chaleur de l’entre-soi, chaque participant sait de quoi il parle et se retrouve protégé contre les accusations de victimisation et les réactions paternalistes qui veulent expliquer leurs ressentis pourtant personnels. Chrstine Delphy ose une comparaison : « Imaginerait-on des patrons s’immiscer dans un syndicat ? »
Retour d’une « sémantique coloniale » ?
Seulement voilà, si le principe de rester entre femmes ou entre racisés en dérange certains dans une société démocratique universaliste, elle soulève davantage de crispations encore lorsqu’elle se fonde sur l’identité ethnique et raciale que sur le genre. La réaction des organisations antiracistes, elles-mêmes vent debout contre la non-mixité est significative : dans leur majorité, elles dénoncent une « escalade identitaire » assignant aux concernés une identité exclusive. « Chacun peut comprendre le besoin que certains éprouvent de se rapprocher de ceux qui subissent les mêmes discriminations qu’eux », expliquait Alain Jacubowicz , président de la Licra, dans une tribune à Mediapart. Avant de s’offusquer contre « l’instrumentalisation de ces souffrances par des collectifs qui prônent le repli identitaire, le communautarisme et réhabilitent la race, tout comme la sémantique coloniale. »
Ces initiatives interpellent et soulèvent de nombreuses interrogations. Il est vrai que l’on peut légitimement questionner le choix de ces militants anti-racistes qui, en voulant luttant contre le racisme, se définissent eux-mêmes comme « racisés » et entretiennent ainsi une vision essentialiste qui enserre et réduit l’individu à son origine.
Sans compter le vocabulaire choisi. Où situer les métisses, à la fois blanc et noir par exemple ? Le juif sépharade à la peau mate et le maghrébin à la peau blanche, l’un subissant le délit de faciès, l’autre non ? Tout ce beau monde peut-il être qualifié de « racisé » ? Oui, répondent les militants dès lors que ces personnes sont susceptibles de subir un traitement différencié. En parler permet alors d’être mieux armé pour l’affronter.
Communautarisme contre affirmation identitaire nécessaire
Un raisonnement condamné à maintes reprises dans la presse française. « Le risque c’est de dire ‘Regardez, ils s’excluent tout seul, ils ne veulent pas s’intégrer, ils se communautarisent' », analyse la sociologue Marie-France Malonga à Mashable FR. Communautariser, c’est en effet le reproche principal formulé à l’encontre de ces initiatives. Mais selon la sociologue qui précise « comprendre mais ne pas soutenir personnellement » les réunions non-mixtes, cette radicalité est moins révélatrice d’un communautarisme galopant que de l’abcès jamais crevé de la question raciale dans une France qui se rêve colourblind.
« Aujourd’hui, on assiste à une approche radicale de certains militants qui tapent du poing sur la table pour dénoncer la non-reconnaissance sociale et politique, les discriminations encore non reconnues que l’on ne veut pas voir et que l’on masque sous le concept de ‘diversité’, affirme la sociologue. Pourquoi la non-mixité est-elle aujourd’hui adoptée par les nouveaux acteurs de l’anti-racisme ? Et pourquoi dérange-t-elle autant ? « Car nous ne sommes décidément pas Américains, écrit Claude Askolovitch.
Marie-France Malonga interpelle, elle, sur « l’approche universaliste républicaine qui ne voit pas les couleurs et au nom de laquelle nous devons faire fi de nos affirmations culturelles et identitaires ». Ce système, dit-elle, ne marche pas car il conduit à une négation d’une partie de la population. En attendant, l’élan porté par ces nouveaux militants de l’anti-racisme français est bien parti pour durer. En continuant à mettre des mots sur les non-dits raciaux, ils tissent un nouveau réseau d’action indépendant, quitte à prendre de court les associations historiques.
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