Le petit village d’Hasankeyf, en Turquie, va disparaître de la carte sur décision des autorités turques. Anéantissant au passage 12 000 ans d’histoire.
Sur les rives du fleuve Tigre, au sud-est de la Turquie, Hasankeyf est un petit village vieux de 12 000 ans, dont l’histoire devrait bientôt prendre fin : le gouvernement turc a fait construire en aval un barrage géant et Hasankeyf sera sous peu recouvert par les eaux. Après des années de lutte, les habitants capitulent, et se disent humiliés, notamment par le dynamitage des falaises entrepris ces dernières semaines.
En 2018, 80 % du village sera inondé par les eaux du Tigre, aujourd’hui retenues en aval par un gigantesque barrage qui doit inonder 313 km2 de terres pendant les 60 ans de sa durée de vie. Ce barrage est un projet phare du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan pour développer économiquement le sud-est du pays, marqué par la pauvreté. Les autorités affirment qu’il devrait créer 10 000 emplois, irriguer les champs et développer le tourisme, sans que davantage de détails sur ces estimations ne soient disponibles.
Les quelque 6 000 habitants menacés par la submersion, essentiellement kurdes et arabes, ont vu leurs maisons rachetées par le gouvernement, et se sont vus proposer un logement neuf dans la ville nouvelle, construite en hauteur. Mais compte-tenu du prix élevé de ces logements, certains habitants interrogés par la rédaction des Observateurs de France 24 affirment qu’ils préfèrent déménager ailleurs.
Les autorités ont par ailleurs lancé le déménagement de huit monuments emblématiques de la ville près du « Nouveau Hasankeyf ». L’objectif est de préserver ces artefacts et de continuer à attirer les touristes.
Après de multiples campagnes des défenseurs de l’environnement et du patrimoine historique, plusieurs pays et entreprises européennes auparavant engagés financièrement dans le projet de barrage via des agences de crédit à l’exportation, ont décidé de s’en retirer en 2009, arguant que le barrage ne correspondait pas aux normes internationales. En 2010, le gouvernement turc a réussi à lever d’autres fonds et à relancer les travaux.
Des falaises abattues à l’explosif
Les falaises d’Hasankeyf ont été partiellement détruites à l’aide d’explosifs, le 14 août 2017, comme l’attestent plusieurs vidéos massivement partagées sur les réseaux sociaux en Turquie.
Dans cette série de tweets, plusieurs vidéos tournées le 14 août 2017 montrent la destruction des falaises d’Hasankeyf. Dans la vidéo ci-dessus, les explosifs sont clairement visibles et audibles à 1:28.
Le 29 août, une autre vidéo a été publiée sur Instagram, montrant que les destructions à l’explosif continuent.
“Quand j’ai vu les vidéos sur les réseaux sociaux, j’ai d’abord cru que c’était Daech en train de détruire Palmyre. J’étais sous le choc, prêt à me sacrifier pour Hasankeyf », a expliqué Mehmet Ali Aslan à la rédaction des Observateurs de France 24.
Pour protester, le député d’opposition Mehmet Ali Aslan (HDP, Parti démocratique des peuples, gauche pro-kurde) s’est enchaîné aux rochers le 17 août. Contacté par France 24, il explique : « Si on ne fait rien, nos petits-enfants nous demanderont un jour où nous étions quand Hasankeyf était dynamité et abandonné sous les eaux ».
La préfecture de Batman, dont dépend Hasankeyf, a annoncé le 16 août que les travaux visaient à sécuriser l’endroit en prévision de la submersion du village et qu’aucun explosif n’avait été utilisé, bien que les vidéos attestent du contraire.
« Dans quelque temps, mon magasin sera sous l’eau »
Mehmet Arif, 31 ans, est propriétaire d’une boutique de tapis à Hasankeyf. Il a été arrêté avec le photojournaliste français Mathias Depardon le 8 mai dernier, alors que ce dernier réalisait un reportage sur les barrages de la région. Il a été relâché après huit heures de garde-à-vue.
« Dans quelque temps, mon magasin sera sous l’eau. Le tourisme est notre principale source de revenus, mais les tour-opérateurs ne font faire que de courtes haltes aux touristes. Du coup, ils dépensent peu et notre situation financière est assez mauvaise. Les gens vivent dans de petites maisons en mauvais état et ont du mal à subvenir à leurs besoins.
« Beaucoup ont accepté de vendre leurs maisons pour accéder à des propriétés neuves au-dessus du village, mais c’était un mauvais calcul. Le gouvernement a par exemple racheté ma maison pour 500 livres turques (TL) le mètre carré (120 euros), alors qu’un mètre carré d’une maison neuve en haut coûte en moyenne 1 000 TL (240 euros). Pour payer la différence, les habitants devront payer une sorte de crédit mensualisé, mais pas d’intérêts. »
« Un crime contre un patrimoine historique »
John Crofoot est un consultant en affaires bancaires tombé amoureux d’Hasankeyf en 2011 lors d’une visite touristique. Il y habite plusieurs mois par an depuis 2012 et a cofondé un site de défense du village, Hasankeyf Matters (littéralement, Hasankeyf est important). Pour lui, le déplacement des monuments historique est « risible » et ne préserve en rien le patrimoine.
« Hasankeyf remplit 9 des 10 critères pour figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO »
« Les abattements de ces pans de collines étaient prévus mais ça n’empêche : c’est un vrai crime contre du patrimoine historique à valeur universelle. Pourquoi le faire maintenant et pas une fois tout le monde parti…
Hasankeyf remplit 9 des 10 critères pour figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO [un seul critère suffit, NDLR]. Les Byzantins ont construit un château ici et c’était aussi un point de défense stratégique des Romains contre les Perses. Des fouilles ont révélé récemment des traces de vie humaine organisée datant de 9 500 avant J.-C. Hasankeyf a 12 000 ans, et cela signifie que c’est l’un des sites continuellement habités les plus anciens au monde.
Les habitants se sentent humiliés et très frustrés de n’avoir pu empêcher le barrage. Ils vivent un deuil très douloureux, rempli de déni et de culpabilité. C’est la mort de leur communauté. »
Un groupe de supporters du club Besiktas a installé une banderole non loin d’Hasankeyf en hommage au village : « Voilà, je pars, sans rien dire « , peut-on y lire en référence à une célèbre chanson mélancolique turque.
« Les habitants protestent mais travaillent sur le chantier… »
Erdem G., 40 ans, est un habitant d’Hasankeyf qui a souhaité garder l’anonymat pour des raisons de sécurité :
« La mobilisation a échoué parce qu’il y a beaucoup d’hypocrisie : les États et la plupart des entreprises qui avaient financièrement participé à ce projet se sont retirés mais des multinationales ont continué de participer au projet [notamment l’entreprise autrichienne Andritz, NDLR]. Et beaucoup d’habitants de la région ont protesté, mais ont accepté de travailler sur les chantiers et continuent de le faire. »
La rédaction des Observateurs de France 24 a sollicité une interview auprès de la Direction générale turque des travaux hydrauliques d’Etat (DSI). Nous publierons ses réponses quand elles nous parviendront.
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